Ce même jour, la femme au tatouage sous l’oreille s’était lancée sur la piste de Poisneuf en suivant les renseignements de son amie Carole. Après une longue marche et quelques erreurs d’itinéraire, elle pénétra avec appréhension dans le café dont celle-ci lui avait indiqué l’adresse, rue Transnonain. C’était là que Carole avait vu Poisneuf quatre jours plus tôt. La femme frissonna en pensant au massacre qui s’était déroulé non loin d’ici en avril 1834, quand Thiers, alors ministre de l’Intérieur, avait laissé la troupe venger la mort d’un officier près d’une barricade dressée dans la rue. Les soldats avaient investi chaque étage, tuant sur leur passage les occupants de l’immeuble d’où l’on pensait que le coup de feu meurtrier était parti(1).

L’idée de la femme était de repérer Poisneuf, de le suivre discrètement jusqu’à sa cachette et d’adresser aussitôt un message à de Neuville afin qu’il vienne le surprendre.
Mais Poisneuf n’était pas dans la première salle. Se trouvait-il dans la cave, à laquelle on descendait par des marches de pierres usées par les siècles ? Elle ne pouvait y pénétrer, elle courait un risque trop grand que son comportement n’attire l’attention. Déjà, son entrée avait suscité l’intérêt de quelques hommes qui n’attendaient que cela, qu’une femme seule s’aventure ici.
Elle décida de s’attabler derrière un verre de vin et d’attendre.
Mal lui en prit, car sous l’effet de la fatigue, de l’alcool et des heures qui passent, elle s’assoupit. Dans son état de demi-sommeil, elle laissa sa coiffe se défaire et dévoiler une partie de son visage.
Quand elle se décida tout à fait à reprendre ses esprits, il était trop tard. Poisneuf était assis à côté d’elle et la regardait sournoisement. Un autre homme était là aussi, la fixant sans rien dire. Il était vêtu drôlement, comme d’un uniforme, avec un insigne sur la poitrine au centre duquel la femme crut distinguer une espèce de voiture sans cheval et posée sur deux planches. Elle comprit, avec un grand sentiment de lassitude, que c’était autant Poisneuf qui l’avait retrouvée qu’elle qui l’avait découvert. Elle s’était si peu préparée à cette issue qu’elle ne sut réagir lorsqu’il la poussa dehors à l’aide d’un couteau dissimulé dans sa manche, l’autre homme marchant à leur suite.
Ils l’emmenaient peut-être chez Poisneuf pour en finir avec elle une fois pour toutes. Ou plutôt, pensait-elle, ils allaient sans doute l’enfermer dans un endroit où elle pourrait crier tant qu’elle voudrait et où personne ne l’entendrait. De rage, elle leur lança à la figure qu’elle savait très bien où ils la conduiraient. Ils en restèrent abasourdis.
Elle marchait devant eux dans la rue, suivant les ordres de Poisneuf. Elle pensa à la fine lame qui restait enserrée dans sa coiffe. Dès qu’ils relâcheraient leur attention, elle tenterait sa chance.
La nouvelle adresse de Poisneuf était toute proche du café. Il occupait un appartement à moitié vide situé à un troisième étage. L’autre homme les quitta là.
Une fois la porte fermée, la femme pensa qu’elle pouvait tenter de le séduire. Après tout, il avait déjà succombé à ses charmes.
Mais une violente gifle la projeta au pied d’un meuble. Sa coiffe s’échappa, révélant la petite lame dont Poisneuf s’empara. Il la fouilla sans ménagement, la bâillonna et l’attacha solidement au pied d’une armoire.
Il lui demanda ce qu’elle savait et l’interrogea sur de Neuville. Comme elle se contentait de le fixer avec un regard noir, elle reçut encore plusieurs gifles. Puis il sembla préoccupé par autre chose et se désintéressa d’elle.

Il attendit que la nuit tombe pour la conduire dans ce lieu secret, à la fois proche et retiré du monde. Il lui avait laissé son bâillon en le dissimulant sous une écharpe nouée sur le bas de son visage.
Arrivé sur place, il dut passer plusieurs contrôles, présentant à chaque fois un laisser-passer. Au fur et à mesure de leur progression, il faisait de plus en plus humide et sombre. Le sol était inégal. À un moment, Poisneuf enfonça le pied dans un trou. À un autre, ce fut la femme qui glissa sur un pavé mouillé. Il la releva en la prenant par les cheveux et la traîna ainsi jusqu’à une cellule faiblement éclairée par une lampe à huile, où il la libéra enfin de son bâillon. Elle criait et pleurait. Il ricana méchamment. Dire que cette créature avait presque fait échouer ses projets ! Il ravala sa rage. Elle ne représentait plus guère de danger maintenant et il ne lui envia pas le sort misérable qui l’attendait.
Du fond de sa détresse, elle hurla :
– Ne me laissez pas ! Tuez-moi !
Il répondit :
– Non, je vais au contraire t’apporter à manger. Tu en auras pour trois jours, le double si tu es économe. Je reviendrai plus tard… si je ne t’oublie pas ! Peut-être seras-tu plus causante un jour ? Tu as des choses à me dire sur toi et sur ton protecteur au grand cœur.
Elle s’effondra, désespérée de revoir un jour Carole, de Neuville et ceux qu’elle aimait.

(1) : Il fut prouvé plus tard que le coup n’était pas parti de cet immeuble.